Monday, February 17, 2020

L'Abeille

L'homme est grand, fort et pauvre. 

Sans abri, il s'est fait un palais de toutes sortes de matières bruissantes et transparentes. Il y pleut de l'eau sale: celle grise des glaçons amassés aux pliures des stores qui courent la façade du grand magasin, celle noire de la soufflerie, jamais celle du ciel ni celle de ses yeux. Ses fenêtres sont des rêves qui s’ouvrent sur la vie mais les barreaux de fer l’empêchent d’y voir clair. Et son coeur est terni: il ne sait pas bien voir, il ne veut pas savoir qui des gens qui franchissent son carré de trottoir l’ignore savamment ou l’aide prudemment.

Ainsi, l’homme vit-il dans son palais d’hiver, monument de sacs plastiques soigneusement ficelés à ses fringues, comme une pelure d’oignons. Son adresse est le coin de Sainte Catherine et University où l’imposante pyramide de tout son fourbis se colle à la bouche de chauffage d’un grand magasin.

Un jour, il fait meilleur; les gens marchent moins vite, des rires fusent qui l’atteignent et le soleil réchauffe ses mains engourdies pense-t-il, depuis toujours.

Passe une Abeille qui traverse son champs visual avec la rapidité, la brilliance et la fragilité d’une comète. Une petite personne blonde et rieuse, pétillante et toute à sa joie d’exister. “Tu serais une princesse, se dit l’homme, et moi, moi un homme, pas cette loque. Moi, je serais un homme.”

Et son palais de glace deviant, pour le temps que dure son rêve, palais de verre où tout tinte du vol de l’abeille. De la lunette de sa cagoule, il bouge ses grands yeux gris comme des chatons de saule dans le vent, ses lèvres s’étirent comme les berges d’un lac, sa bouche se fend comme un fruit mûr d’hiver, laissant couler la braise des rubis sur le froid de son coeur. Et celui-ci se met à palpiter, cogner dedans sa gorge comme un oiseau aveuglé dans sa cage par la fulgurance de son plumage. L’homme se croit égaré, hors piste sur un lac, en pleine fonte des neiges. Et le dégel touche son corps en même temps qu’il va réchauffer les forêts et les lacs, en même temps qu’il va fissure les murs du grand magasin contre lequel il a serré son corps  depuis les premiers grands froids. Il croit que les rigoles coulant du haut des façades vitrées jusque sur la chaussée charrient l’eau de ses larmes et il pleure de les retrouver.

Ainsi reveillé, l’homme va entreprendre de sortir de sa carapace: il arrache chiffons, journaux, papiers de cellophane et sacs en plastique dont l’isolement croissant a contribué à l’assoupir au coeur de la grande ville trouée de glace et de néon. Et, tel un papillon monstrueux, il extraie chaque partie de son corps de sa chrysalide bruissante qu’il range au fur et à mesure en un amas soigneux sur le bord du trottoir. En plein jour, sous un soleil encore timide, il travaille méthodiquement, sans l’inquiètude qui a été son lot depuis des jours. Vrillé à son trottoir comme un clou dans la glace dès la premiére semaine des grands froids, il a pu témoigner du travestissement de toutes ses valeurs: le mal soudain s’est intégré au kit de sauvetage, la convoitise a pris des tournures de traque, la félonie, le chapardage des actes d’héroisme relevant de la mythologie du pavé.

Son corps décomprimé, l’homme range son barda sous son siege roulant, y plie aussi ses members neufs et mène son singulier attelage aux établissements de douche du YMCA. On l’y reconnaît. Il les a fréquentés tant que la temperature des rues était encore clémente à son bisutage. A l’époque, il avait pensé tenir quelques jours en attendant de tomber sur un amical inconnu qui l’hébergerait le temps qu’il lui faudrait pour trouver un boulot. Puis, tout en lui s’était déglingué à une allure étonnante et il ne s’agissait plus de trouver un travail mais de se réchauffer. Tout lui avait soudain déclaré la guerre, la vie, les passants, les marchands qui affichaient une vacance pour vendeur à mi-temps, les vendeurs de sou[e, les toilettes publiques. Il n’était plus question de quitter le siege roulant qu’il avait dégotté dans une allée, la bouche de chauffage occupée dans la bonne conscience de celui qui, dans la continue, s’octroie la place de celui qui va chaser. L’eau chaude d’une douche sur son corps atrophié devenu, dans tous les sens du terme, un souvenir douloureux, il avait renoncè à risquer sa planque pour les douches du YMCA. Et voilà qu’aujourd’hui il y réapparaît. Sa douche prise, il sort de la trousse de toilette consciencieusement isolée des intempéries par une poche de plastique, son necessaire à barbe. Il coupe, peigne, rase, laissant paraître sa peau après des jours d’étouffement sous la cagoule et permet aux poils sur sa lèvre supèrieure de s’organiser en une moustache grise et raide. Il avait oublié combien ses yeux sont gris.

Lorsqu’il resort, indiscernable des passants sinon par son siège roulant chargé d’effets empaquetés, le soleil a réchauffé les trottoirs, au point de metre à nu l’asphalte. Son coin de chaleur contre le magasin est encore disponible: aucun n’a eu vent de sa petite crise de nettoyage de printemps. Alors, il s’y installe.

Puis il attend. Bien que très en avance, le printemps semble là. Des passants échangent des mots qui, pour l’homme tout à sa jouissance de naître, prennent des allures de conversation. Avant que d’un commun accord ses facultés humaines n’aient fait place à ses instincts les plus fondamentaux, les sujets chauds l’avaient sensibilisé à outrance et il aurait hurlè d’entendre discuter de couche d’ozone, de redoux. 

Aujourd’hui, ces mots là suggèrent un cantique. Lorsqu’à cause d’un sale coup on se retrouve en quelques nuits sans maison, sans abri, que tout ce qui faisait partie des choses normales de la vie dérapent vers son aberration, à défaut de déclencher une contre-offensive prèmaturée, le cerveau declare un couvre-feu. Et l’homme avait vécu ce couvre-feu comme une catalepsie qui se dormait le jour, à la lumière de la foule dans le chahut réconfortant de la grande artère, tandis qu’en toile de fon, le froissement continu des sacs en plastique sur ses tempes l’emportait sur le vacarme de son sang; ces pauses de stupeur diurne lui permettaient de soutenir le choc des nuits où tout se réveillait dans l’innomable solitude, où tout était suspect, tout convoitait ses bottes, lorgnait ses couvertures, sa cagoule, ses moffles. Jamais, il n’avait connu pareille violence, pareille legitimisation de ses angoisses d’enfant lorsque ses parents, sous pretexte de laisser la lumière allumée dans le vestibule, avaient bonne conscience en l’abandonnant chaque nuit à toutes manières de monstres méchants et ventrus. Dès que sur Sainte Catherine, les lumières des tours s’allumaient toutes, anonçant la fermeture prochaine des centaines de bureaux pour la nuit, il planait sur la ville illuminée où tout se préparait à dormir, une menace de mort invisible et brutale.

Ses ailes défroissées, l’homme attend maintenant le vol embué de l’abeille don’t le sillage pour lui est synonyme de larmes, ells lui coulent sur les joues sans qu’il y puisse rien; il croit y déceler un passage vers la vie, mirage jusqu’alors inutile à son état mais qui dans la clémence subite su soleil prend des allures annonciatrices.

Voilà qu’elle apparaît, portée par la cohue mouvante des piètons. En suivant du regard le mouvement houleux de la foule, l’homme est soudain certain qu’il va décrocher le travail de vendeur à mi-temps, trouver une piaule et remonter la pente. Il va quitter son siege, va le laisse en pâture aux fauves qui viendront boire cette nuit. Sa nouvelle apparence lui permet de pretender à tout ce qu’il serait raisonnable d’obtenir et il prepare son coeur à célèbrer l’envahisseuse. L’abeille est maintenant à porté de vue, elle bourdonne vers lui, sa toque de printemps incline sur ses ailes d’or, sa charge de miel enveloppée dans un sac en papier. Ce matin, l’homme s’est déjà débarrassé de la choppe en melamine qui lui servait de recipient pour collecter la monnaie. Il ne reste plus rien qui puisse suggérer sa misère passée. L’homme relève la tête, il est fort, hausse son corps, gonfle imperceptiblement le buste pour honorer celle qui vient à lui. Dans son inquiètude grandissante, il va même jusqu’à fourrer ses mains dans les poches de son anorak. Mais l’insecte a chargé et son dard se plante sur les cuisses de l’homme  assis sur son siège roulant au coin de la rue Sainte Catherine et University. Et si l’abeille sourit, ça n’est pas plus à lui qu’à l’autre malheureux  qu’elle avait repéré la veille à cet endroit, tout ficelé de sacs plastique et don’t les yeux même n’avaient plus rien d’humain. L’homme-roi en son palais voit la petite mouffle rouge de l’abeille aller vers la poche du manteau, fouiller et poser sur le sac en papier des pièces de monnaie, plus encore de monnaie qu’il n’en faudrait pour pardonner…

Des torrents grondent en lui qu’il croyait ensablés et dont le débit monstrueux explose dans ses poings. Par bonheur, ces derniers sont caches, l’abeille ne verra rien et satisfaite, elle reprendra son vol; il la voit zig-zaguer d’une tête à l’autre dans la foule et disparaître où l’autre rue commence , après l’immeuble du grand magasin.

Et laissant là ses frusques, abandonnant son lot de misère sur la bouche de chauffage, l’homme-roi suit l’abeille. Il ne presse pas le pas car le vol de l’insecte passe toujours par lui. Le soleil decline et ses rayons rosisssent les vitres d’un grate-ciel. Quelqu’un demande l’heure, l’homme s’arrête puis se souvient qu’il a vendu sa montre le jour où on lui a refuse l’entrée de la mercerie qui affichait l’offre d’emploi.

L’abeille a disparu. Le soleil et le froid ensemble sont tombés sur le trottoir, l’un désertant la ville et l’autre l’assiègeant. L’homme atteind la mercerie, la dépasse puis revient sur ses pas. L’offre d’emploi est encore affichée à la devanture “ cherche vendeur, bonne présentation, temps partiel “. Une sonnerie se déclenche dès que l’homme pousse la porte et entre dans le magasin. Cette fois, le propriétaire qui lui en avait interdit l’accès, le même vieux grincheux tout sec et gris et triste partout, reste tranquillement parqué derrière sa caisse et l’observe sans faire mine de vouloir le jeter.

“Vous cherchez un vendeur…”

Il y a, derrière le comptoir, une porte qui s’ouvre en même temps que se ferme la grille du palais de l’homme-roi et l’abeille apparaît. L’abeille qui le reconnaît et sourit au propriétaire qui gromelle:

“OK, bonhomme, on essaie une semaine.”

Cette nuit-là, le thermomètre redescend au-dessous de zero et, à l’habitude des courbes de température dans les Amériques du Nord, il plonge à moins 20 dès l’extinction de la lumière dans l’arrière salle de la mercerie. L’homme y est allongé sur un lit de camps. Le propriétaire lui a offert de le loger temporairement jusqu’à ce qu’il se trouve une chambre à louer. L’homme est convaincu d’avoir vu l’abeille, mais au moment de la fermeture du magasin, lorsqu’il a voulu s’adresser à elle, elle ne lui a prêté aucune attention et s’est enfuie par la porte alors qu’il baissait le lourd rideau de fer. 

Le vieil homme lui-même, et bien qu’il ait levé les yeux à son envol, n’a pas l’air de connaître l’existence de l’insecte. Il dit travailler seul dans son magasin, il dit être tout seul à faire marcher son commerce depuis que son fils est parti faire sa vie là-haut dans le Grand Nord : il y tient une érablière et des ruches.

Plein de ruches.



tous droits réservés 
Sylvie Mochiri Miller

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