L'homme est grand,
fort et pauvre.
Sans abri, il s'est
fait un palais de toutes sortes de matières bruissantes et transparentes. Il y
pleut de l'eau sale: celle grise des glaçons amassés aux pliures des stores qui
courent la façade du grand magasin, celle noire de la soufflerie, jamais celle
du ciel ni celle de ses yeux. Ses fenêtres sont des rêves qui s’ouvrent sur la
vie mais les barreaux de fer l’empêchent d’y voir clair. Et son coeur est
terni: il ne sait pas bien voir, il ne veut pas savoir qui des gens qui
franchissent son carré de trottoir l’ignore savamment ou l’aide prudemment.
Ainsi, l’homme
vit-il dans son palais d’hiver, monument de sacs plastiques soigneusement
ficelés à ses fringues, comme une pelure d’oignons. Son adresse est le coin de
Sainte Catherine et University où l’imposante pyramide de tout son fourbis se
colle à la bouche de chauffage d’un grand magasin.
Un jour, il fait
meilleur; les gens marchent moins vite, des rires fusent qui l’atteignent et
le soleil réchauffe ses mains engourdies pense-t-il, depuis toujours.
Passe une Abeille
qui traverse son champs visual avec la rapidité, la brilliance et la fragilité
d’une comète. Une petite personne blonde et rieuse, pétillante et toute à sa
joie d’exister. “Tu serais une princesse, se dit l’homme, et moi, moi un homme,
pas cette loque. Moi, je serais un homme.”
Et son palais de
glace deviant, pour le temps que dure son rêve, palais de verre où tout tinte
du vol de l’abeille. De la lunette de sa cagoule, il bouge ses grands yeux gris
comme des chatons de saule dans le vent, ses lèvres s’étirent comme les berges
d’un lac, sa bouche se fend comme un fruit mûr d’hiver, laissant couler la
braise des rubis sur le froid de son coeur. Et celui-ci se met à palpiter,
cogner dedans sa gorge comme un oiseau aveuglé dans sa cage par la fulgurance
de son plumage. L’homme se croit égaré, hors piste sur un lac, en pleine fonte
des neiges. Et le dégel touche son corps en même temps qu’il va réchauffer les
forêts et les lacs, en même temps qu’il va fissure les murs du grand magasin
contre lequel il a serré son corps
depuis les premiers grands froids. Il croit que les rigoles coulant du
haut des façades vitrées jusque sur la chaussée charrient l’eau de ses larmes
et il pleure de les retrouver.
Ainsi reveillé,
l’homme va entreprendre de sortir de sa carapace: il arrache chiffons, journaux,
papiers de cellophane et sacs en plastique dont l’isolement croissant a
contribué à l’assoupir au coeur de la grande ville trouée de glace et de néon.
Et, tel un papillon monstrueux, il extraie chaque partie de son corps de sa
chrysalide bruissante qu’il range au fur et à mesure en un amas soigneux sur le
bord du trottoir. En plein jour, sous un soleil encore timide, il travaille
méthodiquement, sans l’inquiètude qui a été son lot depuis des jours. Vrillé à
son trottoir comme un clou dans la glace dès la premiére semaine des grands
froids, il a pu témoigner du travestissement de toutes ses valeurs: le mal
soudain s’est intégré au kit de sauvetage, la convoitise a pris des tournures
de traque, la félonie, le chapardage des actes d’héroisme relevant de la
mythologie du pavé.
Son corps
décomprimé, l’homme range son barda sous son siege roulant, y plie aussi ses
members neufs et mène son singulier attelage aux établissements de douche du
YMCA. On l’y reconnaît. Il les a fréquentés tant que la temperature des rues
était encore clémente à son bisutage. A l’époque, il avait pensé tenir quelques
jours en attendant de tomber sur un amical inconnu qui l’hébergerait le temps
qu’il lui faudrait pour trouver un boulot. Puis, tout en lui s’était déglingué
à une allure étonnante et il ne s’agissait plus de trouver un travail mais de
se réchauffer. Tout lui avait soudain déclaré la guerre, la vie, les passants,
les marchands qui affichaient une vacance pour vendeur à mi-temps, les vendeurs
de sou[e, les toilettes publiques. Il n’était plus question de quitter le siege
roulant qu’il avait dégotté dans une allée, la bouche de chauffage occupée dans
la bonne conscience de celui qui, dans la continue, s’octroie la place de celui
qui va chaser. L’eau chaude d’une douche sur son corps atrophié devenu, dans
tous les sens du terme, un souvenir douloureux, il avait renoncè à risquer sa
planque pour les douches du YMCA. Et voilà qu’aujourd’hui il y réapparaît. Sa
douche prise, il sort de la trousse de toilette consciencieusement isolée des
intempéries par une poche de plastique, son necessaire à barbe. Il coupe,
peigne, rase, laissant paraître sa peau après des jours d’étouffement sous la
cagoule et permet aux poils sur sa lèvre supèrieure de s’organiser en une
moustache grise et raide. Il avait oublié combien ses yeux sont gris.
Lorsqu’il resort,
indiscernable des passants sinon par son siège roulant chargé d’effets
empaquetés, le soleil a réchauffé les trottoirs, au point de metre à nu
l’asphalte. Son coin de chaleur contre le magasin est encore disponible: aucun
n’a eu vent de sa petite crise de nettoyage de printemps. Alors, il s’y
installe.
Puis il attend. Bien
que très en avance, le printemps semble là. Des passants échangent des mots
qui, pour l’homme tout à sa jouissance de naître, prennent des allures de
conversation. Avant que d’un commun accord ses facultés humaines n’aient fait
place à ses instincts les plus fondamentaux, les sujets chauds l’avaient
sensibilisé à outrance et il aurait hurlè d’entendre discuter de couche d’ozone,
de redoux.
Aujourd’hui, ces mots là suggèrent un cantique. Lorsqu’à cause d’un
sale coup on se retrouve en quelques nuits sans maison, sans abri, que tout ce
qui faisait partie des choses normales de la vie dérapent vers son aberration,
à défaut de déclencher une contre-offensive prèmaturée, le cerveau declare un
couvre-feu. Et l’homme avait vécu ce couvre-feu comme une catalepsie qui se
dormait le jour, à la lumière de la foule dans le chahut réconfortant de la
grande artère, tandis qu’en toile de fon, le froissement continu des sacs en
plastique sur ses tempes l’emportait sur le vacarme de son sang; ces pauses de
stupeur diurne lui permettaient de soutenir le choc des nuits où tout se
réveillait dans l’innomable solitude, où tout était suspect, tout convoitait
ses bottes, lorgnait ses couvertures, sa cagoule, ses moffles. Jamais, il
n’avait connu pareille violence, pareille legitimisation de ses angoisses
d’enfant lorsque ses parents, sous pretexte de laisser la lumière allumée dans
le vestibule, avaient bonne conscience en l’abandonnant chaque nuit à toutes
manières de monstres méchants et ventrus. Dès que sur Sainte Catherine, les
lumières des tours s’allumaient toutes, anonçant la fermeture prochaine des
centaines de bureaux pour la nuit, il planait sur la ville illuminée où tout se
préparait à dormir, une menace de mort invisible et brutale.
Ses ailes
défroissées, l’homme attend maintenant le vol embué de l’abeille don’t le
sillage pour lui est synonyme de larmes, ells lui coulent sur les joues sans qu’il
y puisse rien; il croit y déceler un passage vers la vie, mirage jusqu’alors
inutile à son état mais qui dans la clémence subite su soleil prend des allures
annonciatrices.
Voilà qu’elle
apparaît, portée par la cohue mouvante des piètons. En suivant du regard le
mouvement houleux de la foule, l’homme est soudain certain qu’il va décrocher
le travail de vendeur à mi-temps, trouver une piaule et remonter la pente. Il va
quitter son siege, va le laisse en pâture aux fauves qui viendront boire cette
nuit. Sa nouvelle apparence lui permet de pretender à tout ce qu’il serait
raisonnable d’obtenir et il prepare son coeur à célèbrer l’envahisseuse.
L’abeille est maintenant à porté de vue, elle bourdonne vers lui, sa toque de
printemps incline sur ses ailes d’or, sa charge de miel enveloppée dans un sac
en papier. Ce matin, l’homme s’est déjà débarrassé de la choppe en melamine qui
lui servait de recipient pour collecter la monnaie. Il ne reste plus rien qui
puisse suggérer sa misère passée. L’homme relève la tête, il est fort, hausse
son corps, gonfle imperceptiblement le buste pour honorer celle qui vient à
lui. Dans son inquiètude grandissante, il va même jusqu’à fourrer ses mains
dans les poches de son anorak. Mais l’insecte a chargé et son dard se plante sur
les cuisses de l’homme assis sur son
siège roulant au coin de la rue Sainte Catherine et University. Et si l’abeille
sourit, ça n’est pas plus à lui qu’à l’autre malheureux qu’elle avait repéré la veille à cet endroit,
tout ficelé de sacs plastique et don’t les yeux même n’avaient plus rien
d’humain. L’homme-roi en son palais voit la petite mouffle rouge de l’abeille
aller vers la poche du manteau, fouiller et poser sur le sac en papier des
pièces de monnaie, plus encore de monnaie qu’il n’en faudrait pour pardonner…
Des torrents
grondent en lui qu’il croyait ensablés et dont le débit monstrueux explose dans
ses poings. Par bonheur, ces derniers sont caches, l’abeille ne verra rien et
satisfaite, elle reprendra son vol; il la voit zig-zaguer d’une tête à l’autre
dans la foule et disparaître où l’autre rue commence , après l’immeuble du
grand magasin.
Et laissant là ses
frusques, abandonnant son lot de misère sur la bouche de chauffage, l’homme-roi
suit l’abeille. Il ne presse pas le pas car le vol de l’insecte passe toujours
par lui. Le soleil decline et ses rayons rosisssent les vitres d’un grate-ciel.
Quelqu’un demande l’heure, l’homme s’arrête puis se souvient qu’il a vendu sa
montre le jour où on lui a refuse l’entrée de la mercerie qui affichait l’offre
d’emploi.
L’abeille a disparu.
Le soleil et le froid ensemble sont tombés sur le trottoir, l’un désertant la
ville et l’autre l’assiègeant. L’homme atteind la mercerie, la dépasse puis
revient sur ses pas. L’offre d’emploi est encore affichée à la devanture “
cherche vendeur, bonne présentation, temps partiel “. Une sonnerie se déclenche
dès que l’homme pousse la porte et entre dans le magasin. Cette fois, le
propriétaire qui lui en avait interdit l’accès, le même vieux grincheux tout
sec et gris et triste partout, reste tranquillement parqué derrière sa caisse
et l’observe sans faire mine de vouloir le jeter.
“Vous cherchez un
vendeur…”
Il y a, derrière le
comptoir, une porte qui s’ouvre en même temps que se ferme la grille du palais
de l’homme-roi et l’abeille apparaît. L’abeille qui le reconnaît et sourit au
propriétaire qui gromelle:
“OK, bonhomme, on
essaie une semaine.”
Cette nuit-là, le
thermomètre redescend au-dessous de zero et, à l’habitude des courbes de température
dans les Amériques du Nord, il plonge à moins 20 dès l’extinction de la lumière
dans l’arrière salle de la mercerie. L’homme y est allongé sur un lit de camps.
Le propriétaire lui a offert de le loger temporairement jusqu’à ce qu’il se
trouve une chambre à louer. L’homme est convaincu d’avoir vu l’abeille, mais au
moment de la fermeture du magasin, lorsqu’il a voulu s’adresser à elle, elle ne
lui a prêté aucune attention et s’est enfuie par la porte alors qu’il baissait
le lourd rideau de fer.
Le vieil homme
lui-même, et bien qu’il ait levé les yeux à son envol, n’a pas l’air de
connaître l’existence de l’insecte. Il dit travailler seul dans son magasin, il
dit être tout seul à faire marcher son commerce depuis que son fils est parti
faire sa vie là-haut dans le Grand Nord : il y tient une érablière et des
ruches.
Plein de ruches.
tous droits réservés
Sylvie Mochiri Miller
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